Notre régime semi-présidentiel n'est-il qu'une demi-démocratie, et nous conduit-il vers une catastrophe collective ?
Deux questions en une pour une unique réponse : oui. Un oui que nous détaillerons dans cet article au terme duquel, pour dépasser l'alarmisme et la simple critique, nous proposerons une solution pratique. Pour la lire il suffit de rejoindre la partie VI mais, si votre temps vous le permet et que l'envie vous y invite, nous commencerons par l'analyse de la révélatrice réponse présidentielle qui fut donnée aux revendications exprimées, avec plus ou moins de calme, par les Gilets jaunes.
Comme Louis XVI en son temps notre monarque républicain organisa, en parallèle d'un maintien de l'ordre musclé, la récolte de cahiers de doléances. 16 000 d'entre eux furent soumis aux stylos citoyens dans les mairies de France, et plus de 2 millions de contributions en ligne furent récoltées.
"...au moins montrerons-nous que nous sommes un peuple qui n’a pas peur de parler, d’échanger, de débattre"Emmanuel Macron
Pour animer le débat pas moins de 10 000 réunions citoyennes furent organisées et, en bras de chemise pour nous signaler son implication, le président a même participé à quelques unes d'entre elles, puis attendu que les dits cahiers ne lui soient remontés… pour les classer fissa aux archives. Rien n'est consultable et la conclusion de cet exercice dit démocratique fut donc celle du seul président de la République : remise aux calendes de la comptabilisation du vote blanc, du R.I.C, et du rétablissement de l'ISF. Ce retoquage des revendications principales des Gilets jaunes, pourtant plébiscitées par la plèbe, révèle une première raison à notre oui : sous la Cinquième République le peuple ne décide pas à travers ses représentants, mais élit des gens qui décident pour lui... et l'exemple du grand débat de 2018-2019 nous montre que si entre deux élections le peuple peut dire, rien n'oblige l'exécutif à l'écoute. Une semi-démocratie de fait qui permit au président d'échapper à une contestation majeure des institutions et de sa politique avec quelques promesses mineures et symboliques.
Dans l'année qui suivit néanmoins, l'un des engagements de l'exécutif fut tenu : baptisée par un service com' au bord de la transe créative Convention citoyenne pour le climat, une seconde consultation citoyenne réunit pour plusieurs mois 150 personnes, tirées au sort et représentatives de la population française. Mais le sujet qui leur a été donné à penser, lui, n'a probablement pas été choisi au hasard : le mouvement des Gilets jaunes était né de la contestation populaire d'une hausse des prix du carburant, et des personnes tirées au sort avaient donc toutes les chances de confirmer que la priorité du peuple était de rouler pour pas cher, et pas l'écologie... offrant au gouvernement, en passant, une caution démocratique à sa frilosité législative sur le sujet. Ce ne fut pas le cas, et c'est justement ce petit revers politique qui va nous inspirer une solution pour échapper à la catastrophe collective, sur l'éventualité de laquelle nous allons maintenant nous pencher.
2) À gauche, la planète bleue. À droite, une poubelle bleue. On nous le dit : l'intégrité de l'une dépend en partie de la bonne utilisation de l'autre. |
I / Etat des lieux commun
En 10 000 ans l'humanité est passée de moins de 10 millions à plus de 7 milliards de représentants, et d'une répartition en groupes isolés à d'immenses nations interconnectées. Le développement de l'agriculture, de l'élevage et du réseau routier qui accompagna cette évolution changea radicalement les paysages et fait
encore reculer, aujourd'hui, ce qu'il nous reste de nature indomptée.
Ainsi notre espèce autrefois éparse s'est déconnectée du sauvage tout en se connectant avec elle-même... mais les conséquences de nos contacts avec la nature en furent paradoxalement amplifiées, et c'est la première grande menace écologique à laquelle notre croissance nous expose : alors qu'elles avaient un impact limité du temps des petits groupes de chasseurs-cueilleurs, les pathologies d'origine animale se sont transformées du fait de notre ultra-connexion en pandémies mortelles… peste par les marmottes, sida par le singe et, aujourd'hui, coronavirus par le pangolin ou la chauve-souris.
La situation est donc paradoxale, mais claire : comme les premières agglomérations humaines, notre village global est cerné par le sauvage. Et il faut ajouter à cela la menace que fait planer sur toutes les têtes, humaines et autres, l'utilisation d'énergies fossiles qui engendrent un processus de réchauffement climatique promettant d'être la cause, dans un avenir de moins en moins éloigné, de catastrophes diluviennes et autres plaies mosaïques assurées. Notre influence sur la nature n'est pas son contrôle, et ce constat nous suggère que si nos sociétés veulent continuer à se développer sans se détruire, il nous faut aller vers un changement de modèle ou, à tout le moins, un contrôle plus rigoureux de nos excès actuels.
Bien renseignés sur cette situation, et bien que de tous bords politiques et de toute condition sociale, les 150 citoyennes et citoyens de la Convention ont, après seulement 9 mois de consultation d'experts et de débats, accouché de 149 propositions allant toutes dans le sens de l'écologie politique. En voici quelques unes :
- Instaurer un moratoire sur la mise en place de la 5G.
- Création d'un critère de poids du véhicule dans le malus automobile.
- Régulation de la publicité sur les produits très polluants.
- Création d'un crime d'écocide, adossé au concept des limites planétaires.*
- Réduction la TVA sur les billets de train.
- Interdiction de construire de nouveaux aéroports et d'étendre ceux déjà existants.
- Augmentation de l'éco-contribution sur le transport aérien.
- Interdiction des liaisons aériennes intérieures sur un trajet de moins de quatre heures.**
- Taxe de 4 % sur les dividendes.
- Limitation à 110 km/h sur autoroute.
- Placement dans le préambule de la Constitution du souci de l’environnement au premier plan des valeurs fondamentales.
Même si les trois dernières, les plus contraignantes pour la finance, l'Etat et l'industrie, furent directement rejetées par M. Macron, il sembla cette fois-ci s'aligner sur l'opinion du peuple :
Je m'y étais engagé, je tiens parole : 146 propositions sur les 149 que vous avez formulées seront transmises soit au gouvernement, soit au Parlement, soit au peuple français.
Le président n'avait effectivement pas peur de parler, d'échanger, de débattre. Mais il fallut peu de temps pour réaliser que transmission n'est pas application car en moins de trois mois, les huit autres proposition citées plus haut furent retoquées. Un reniement gouvernemental de l'opinion populaire qui, nous allons le voir, ne date pas d'hier.
II / Lieux communs d'Etat
La gestion de la Convention par l'exécutif suivit le modèle de celle du Grand débat national : il a laissé parler, déclarée avoir entendu et, finalement, a continué de mener sa politique comme si de rien n'était. Un schéma classique que les gouvernements de nos semi-démocraties arrivent même à reproduire entre eux ; le dernier grand exemple en date est celui de la COP21 de 2015, qui réunit à Paris 197 nations et lors de laquelle les exécutifs ne négocièrent pas avec le peuple, mais en son nom. Un rôle différent pour une logique similaire... après le constat obligé d'une situation alarmante des engagements furent pris, mais sans qu'aucune législation ne soit adoptée pour imposer les bonnes intentions étatiques aux firmes polluantes qui, gageons-le, ne les respecteront pas. Et c'est bien normal : la vocation d'une entreprise est de faire du profit, pas de protéger. Ce rôle est par principe dévolu aux Etats mais il est manifeste que dans les faits leurs représentants, par leurs inactions, font passer au dessus de la préservation d'une planète qui est notre bien commun la sauvegarde des privilèges économiques de certains.
4) Allégorie de l'écrasement de la démocratie par l'économie - Timor Oriental |
Il y a donc bien un lien entre demi-démocratie et catastrophe collective. Et si l'une peut favoriser l'autre c'est parce que notre système politique, en arrimant le destin des masses aux décisions d'un seul ou de quelques individus, le lie mécaniquement à des intérêts particuliers... par définition en opposition à ceux du commun. Un paradigme qui s'articule parfaitement avec l'idéologie politique qui gouverne la majorité de nos gouvernants : le libéralisme économique, idéologie où l'autorité de l'Etat est restreinte au maximum pour favoriser la liberté d'entreprendre et l'enrichissement personnel. Officiellement, le pari est que la somme des réussites individuelles profitera, par ruissellement, à l'ensemble de la société. Une logique claire mais peut-être un peu simple, et qui semble bien vite oublier la nature humaine.
Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu'à l'intérêt commun, l'autre regarde à l'intérêt privé, et n'est qu'une somme de volontés particulières.Rousseau. Jean-Jacques.
Le constat étant fait depuis au moins 200 ans, il est tentant de suspecter que les bonnes intentions de cet individualisme en commun qu'est le libéralisme, basé sur la volonté générale, ne soient qu'un voile pudique jeté sur l'égoïsme de celles et ceux qui le défendent. Quoi qu'il en soit, et même en laissant au libéraux un bienveillant bénéfice du doute, un rapide coup d’œil dans le rétroviseur de l'histoire suffit pour nous le confirmer : la somme des volontés particulières ne favorise que des prospérités individuelles.
5) Travailleurs miniers attendant la prospérité individuelle. Mulet n'attendant rien. Autour, Thiers et Casimir-Perrier, présidents de la République et industriels du charbon. |
La collusion entre industrie, finance et politique est une réalité historique : sans trop de lois pour les contraindre, souvent parce qu'ils les rédigeaient eux-mêmes pendant que des populations entières se tuaient à faire tourner leurs usines ou à creuser leurs mines, les premiers industriels du XIXème siècle purent vivre dans une incroyable opulence. Au final cependant, tout le monde est mort. Patrons et salariés. Le temps fait son affaire et offre un recul qui suggère une question : le fait que les premiers barons du libéralisme meurent si riches justifiait-il de laisser mourir des millions d'autres plus tôt, et avec plus de souffrances ? Car une modération dans les méthodes d'acquisition de leurs richesses, en plus de préserver l'intégrité physique de leurs travailleuses et travailleurs, n'aurait pas freiné l'avancée technique de l'humanité ; la preuve étant que depuis l'augmentation des acquis sociaux le progrès scientifique ou médical a considérablement accéléré, et que si l'enrichissement de la classe supérieure fut très relativement freiné, sa richesse est encore plus considérable qu'il y a 100 ans : la part est proportionnellement moins grande, mais le gâteau est plus grand.
Néanmoins si immense que soit le gâteau, si l'on ne trouve pas vite une solution à l’obsolescence programmée de nos corps, les possédantes et possédants de ce siècle aussi, mourront. Peut-être assez tôt pour ne pas subir les conséquences globales de leurs individualités, riches et comblés, pas même jugés. Mais en laissant comme leurs prédécesseurs aux générations suivantes, et qui seront peut-être moins nombreuses que la leur, l'amer loisir de se dire que leurs éphémères opulences ne valaient pas toutes ces souffrances. Car aujourd'hui aussi, l'on souffre et l'on meurt pour le profit.
III / La bourse ou la vie
Si, à l'ouest, on ne succombe plus trop aux affres du travail dans les mines, notre modèle consumériste ajoute aux deux grands risques environnementaux évoqués plus haut un troisième danger mortel, toujours commun mais pourtant perçu comme individuel : pesticides, malbouffe, diesel ou encore tabac… en France les produits vendus par les industriels - et achetés par les consommateurs - font que le cancer y enterre 150 000 personnes par an. 35 000 de plus succombent au diabète. 40 000 ne se relèvent pas d'un AVC et 140 000 sont terrassées par une maladie cardiaque. Ces décès, 40 par heure, 350 000 par an et 5 depuis le début de votre lecture de cet article sont autant de tragédies individuelles et familiales ; elles forment le morne prélude de notre catastrophe collective.
Pensons-y : avec en cinq ans 1 750 000 personnes mortes de maladies liées à la pollution ou au mode de vie, et même si l'on considère qu'un tiers seulement est la conséquence de notre modèle sociétal, cela signifie que les français ont perdu plus de vies pour le PIB de 2015-2020 que pendant la seconde guerre mondiale.
Hélas ! on voit que de tout tempsLes petits ont pâti des sottises des grands.Jean de la Fontaine - Les Deux Taureaux et une Grenouille
L'hécatombe de notre époque a donc commencé. Mais discrètement. Privée et quasiment sans images, elle a moins d'impact psychologique qu'une guerre, même si comme une guerre ses conséquences et ses responsabilités sont communes. Même si là aussi, une politique soucieuse des vies humaines éviterait une grande partie de ces malheurs ; pour exemple, l'interdiction du diesel sauverait des milliers de vies par an, ralentirait l'augmentation de l'effet de serre et éviterait des milliards d'euros de dépenses pour la sécurité sociale, tout en ne faisant que freiner l'enrichissement de quelques industriels.
Mais au nom de la liberté - celle d'entreprendre plutôt que celle de vivre en bonne santé - quasiment rien n'est fait. Et c'est ici que l'on rencontre le plus grand effet pervers du libéralisme car en défendant la liberté individuelle, il individualise l'espoir et étouffe les possibilités d'opposition ou d'action collective. Ne faisant au final ruisseler rien de plus que l'âcre liquide de l'individualisme sur les population qu'ils dirigent les libéraux de la politique, face aux catastrophes annoncées comme face au sourd massacre sanitaire en cours persistent, dans une logique égotique et mortelle, à mettre l'accent sur la responsabilité individuelle :
« Recyclez vos déchets »« Achetez responsable »« Faites du sport »« Mangez 5 fruits et légumes pas jour »
C'est la grande force politique de ce système : en rendant les citoyens-consommateurs individuellement responsables de leur sort, les gouvernants peuvent masquer leurs propres irresponsabilités. Peut-être en espérant sincèrement que l'activité citoyenne palliera à l'inertie gouvernementale, peut-être aussi en étant convaincus qu'il ne tient qu'aux autres de faire assez d'efforts pour atteindre les cimes sociales où ils se perchent et ainsi rendre, par l'addition de leurs excellences individuelles, la planète un peu plus confortable, un peu plus belle. Car dans l'idéologie libérale, qui est presque un dogme, toutes et tous sont déclarés capables, au prix d'un peu d'efforts, d'être gouvernants de leur propre sort. Un argument d'orgueil qui fait finalement penser, non sans ironie, que le libéralisme n'est qu'une sorte d'anarchisme libertaire de droite, où comme chez son pendant de gauche les principes et la foi politique dominent le réel.
Mais c'est oublier qu'étant indépendant et imprévisible, le réel ne s'adapte pas toujours aux idéologies, et qu'en cas d'effondrement de nos sociétés les adeptes du libéralisme économique et du darwinisme social pourraient avoir bien du mal à relever les défis du darwinisme tout court… en attendant, il leur est toujours possible de se préparer au pire en allant vérifier dans la forêt primaire la légitimité de leur statut de princeps. M'est avis que la plupart finiront bien vite réfugiés sur un arbre, couinant à l'aide en essayant d’échapper à un blaireau rival.
S'ils survivent à cette aventure initiatique - et on le leur souhaite -, ils pourront réaliser que si une collectivité protège les plus faibles elle favorise aussi ses élites, qui ne pourraient atteindre un tel niveau de prospérité sans l'addition des compétences et du travail des autres. Ni même, expérience sylvestre à l'appui, la plus élémentaire sécurité… il leur faudra alors accepter de se résoudre à cette sobre évidence : question performances solitaires, l'humain moderne est au chasseur-cueilleur ce que le teckel est au loup. Et ceci étant dit, il est temps d'oublier le je pour penser au nous.
IV / L'âge de raison
Pour les peuples, l'absurdité du sacrifice de la nature et de la santé sur l'autel du profit économique commence à être flagrante, et cette conscience populaire, qui contraste de plus en plus avec les lenteurs étatiques, implique un dernier grand risque : l'histoire nous enseigne que des idéologies totalitaires répondent souvent aux injustices et aux urgences. Et qu'en plus de ne pas être tendre avec les puissants, elles peuvent conduire à des situations bien pires que celles qu'elles prétendaient résoudre.
8) La liberté ou la mort, par Jean-Baptiste Lesueur. |
La révolution de 1789 connut par exemple ses excès. À sa suite, le pouvoir économique fut transféré de la minorité de la noblesse à celle un peu moindre de la bourgeoisie, qui à terme occupa même une grande partie du rôle du clergé : l'espérance du paradis céleste, vendue par la religion à une époque où le bien-être terrestre était un doux rêve, fut peu à peu remplacée par la promesse de paradis matériel de l'American Way of Life. Mais cet idéal même a fait long feu, car au vu des risques naturels et individuels qu'impliquent nos sociétés, nous pouvons conclure que les logiques religieuses et consuméristes sont comparables : le confort au prix de la mort.
La bourgeoisie fut à son tour contestée par de nouvelles révolutions, qui connurent de nouveaux excès et aujourd'hui, c'est notre système binaire producteur-consommateur qui, en privilégiant la quantité sur la qualité, l’opulence sur la satiété, la richesse sur le progrès et surtout, in fine, en priorisant le présent de certains sur l'avenir de tous et l'aisance d'une minorité sur la santé de la majorité, attire sur lui une contestation légitime mais de plus en plus radicale. Les Gilets jaunes en furent la parfaite illustration, et leur échec annonce l'apparition d'autres mouvements peut-être plus violents. Laissons cependant Lapalisse nous souligner qu'hier n'est plus aujourd'hui, et qu'entre une révolution brutale et la persistance d'un modèle délétère, une voie du milieu peut exister. Cette voie de la raison, on pourrait tout simplement l'emprunter grâce à l'évolution des institutions, au renforcement du droit commun et à la canalisation des volontés solitaires. En effet la vie en groupe implique le sacrifice d'une part de la liberté individuelle : les parents l'apprennent généralement aux enfants. Mais dans le monde des adultes si la maturité ne vient pas d'elle même corriger l'enfantin sentiment de toute-puissance et prévenir les nuisances qu'il entraîne, il faut trouver un moyen un peu plus contraignant que la suggestion pour amener les individualistes à se résoudre au commun.
V / La loi ou la mort
La différence fondamentale entre civilisation et monde sauvage est la suite contraintes que le collectif impose aux pulsions individuelles. Ce sont nos conventions sociales et nos lois qui nous préservent des dangers et de l'injustice, d'une manière certes imparfaite mais de plus en plus efficace. Cependant, en laissant le capital libre d'être libéral, nos gouvernements excluent l'économie de cette logique et entretiennent un dernier pan de nos sociétés où, comme chez les animaux, c'est la loi du plus fort qui prévaut. Et chez les humains comme chez les bêtes, le plus fort agit le plus souvent selon ses intérêts et sa nature. Cesare Beccaria, Lumière italienne, le constate dès 1764 :
Il n'est personne qui ait fait don spontanément d'une partie de sa propre liberté en vue du bien public ; cette chimère n’existe que dans les romans.
...et encore en 2020, pourtant, dans les discours de nos dirigeantes et de nos dirigeants. Mais dans la réalité, les conséquences de leurs actions et inactions de passage seront subies par leurs administrés... qui à leur place ne seraient d'ailleurs pas forcément plus intègres. Car s'ils fument, boivent ou ont une quelconque autre habitude nocive malgré la conscience des risques, et si a leur niveau aussi ils pratiquent le chacun pour soi, comment espérer trouver parmi eux celui ou celle qui défendra des lois qui, une fois au pouvoir, ne lui sembleront peut-être plus que faites pour préserver la vie ou le bien-être des autres, et iraient alors contre sa nature, son intérêt propre ou celui de son nouveau groupe social ?
9) Diogène se préparant à partir à la recherche d'un honnête homme, par Jean-Léon Gérôme. |
Exit donc l'habituelle, trop longue et trop aléatoire attente de l'individu providentiel qui, même s'il existait, aurait toutes les chances de voir sa volonté dévoyée par l'exercice du pouvoir. Mais plutôt que de nous mettre face à une impasse, cet exit amène tout naturellement à la solution évoquée en introduction de cet article, une solution qui nous sera inspirée par la Convention citoyenne pour le climat. Car inédit, l'exercice fut aussi idéal : il démontra que des personnes tirées au sort et sans compétences particulières pouvaient rendre un avis cohérent et responsable sur un sujet complexe. En somme, que des gens du commun pouvaient faire aussi bien que nos élus... voire mieux, car sans céder à une quelconque idéologie et en ayant simplement fait face aux faits, leurs conclusions penchent clairement du côté de l'écologie politique et de l'intérêt général. Peut-être parce que les membres de la Convention avaient conscience d'agir pour eux-mêmes ; non pas en tant qu'individus ou que membres d'une communauté ou d'une classe sociale, mais en tant qu'ensemble soudé par des intérêts communs... alors que nos politiciens, qui évoquent si souvent les français, semblent souvent s'exclure de cette masse qu'ils sont pourtant censés représenter.
Si réfléchir seul peut inciter à ne penser que pour soi, la Convention suggère qu'une réflexion en commun encourage à projeter des actions qui pourront profiter à toutes et tous. Que l'on y privilégie le compromis sur le conflit et, aussi, la prudence sur la violence. En réalité donc l'homme providentiel est déjà là, et il ne reste plus qu'à le convoquer… ni individu, ni envoyé divin, il s'agit tout simplement du fameux français moyen.
10) Visages de français moyens, par des chercheurs de l'université de Glasgow |
Et n'oublions pas la française médiane. Ce sont ces deux personnages de la mythologie politique qui ont symboliquement donné leur avis lors de la Convention citoyenne pour le climat : la volonté de tous dont parle Rousseau s'y est exprimée, et son résultat nous fait présumer qu'ici en France, qu'ailleurs aussi, le seul moyen raisonnable de voir l’intérêt général prendre le pas sur l'individualisme en commun semble être d'adjoindre un contrôle populaire direct à notre système représentatif.
VI / La République jurande
En France la solution est à la portée d'un référendum : une évolution constitutionnelle vers une sixième République dont les institutions compteraient en plus d'une assemblée élue une nouvelle chambre citoyenne, aux membres tirés au sort pour un mandat court et unique. Sur le principe des jurés d'assises, qui accompagnent les décisions du juge, les membres de cette chambre à laquelle nous donnons le nom de Jurande seraient chargés de valider les lois préparées et votées en amont par les parlementaires professionnels.
JURANDE n.f. (XVIe s.), terme d'histoire des institutions qui s'applique à la charge de juré dans une corporation et, par métonymie (1694), au corps des jurés d'une corporation.(dans le contexte de la République Jurande, de la grande corporation du peuple. N.d.a.)
Cette nouvelle assemblée disposerait ainsi de l'équivalent d'un droit de veto populaire, qui pourrait être complété par la possibilité de proposer des lois - une pratique tout aussi démocratique et bien moins coûteuse que le R.I.C. Un modèle qui limiterait les pouvoirs de l'exécutif qui pourrait en retour, via les élus professionnels, contenir d'éventuelles dérives populistes ; chaque enregistrement législatif étant tributaire de la validation des deux chambres.
11) Le Kléroterion, invention grecque servant à tirer au sort les citoyens. Un système plus moderne et moins lithique sera préféré. |
Le modèle est donc simple : une assemblée d'élus associée à une assemblée citoyenne, tirée au sort. Une République bicamérale qui résoudrait bien des problèmes de notre demi-démocratie actuelle :
- L'assemblée jurande remplacerait un sénat moribond, qui n'est plus qu'une coûteuse chambre d'enregistrement, seulement représentative d'une certaine notabilité.
- Le système électif de l'assemblée nationale assurerait la légitimité démocratique de chaque décision, tandis que le tirage au sort de l'assemblée jurande assurerait la représentativité de toutes les classes sociales - en 2020, il n'y a pas d'ouvriers et seulement 39% de femmes au parlement, alors que la Convention citoyenne pour le climat comptait par exemple 10% d'ouvrier et 50% de femmes.
- Aucun parti ne serait représenté dans l'assemblée Jurande, ce qui permettra à ses membres de réfléchir librement, loin des intérêts partisans et autres carcans idéologiques.
- Les personnes tirées au sort ne seront pas influencées par les prochaines échéances électorales, et la brièveté de leur mandat les protègerait de l'influence des lobbys. Au lieu de petits timoniers qui trop souvent pilotent à court terme avec pour principal souci leur réélection, les nouvelles lois seraient tributaires de l'avis de gens n'ayant aucun souci d'ambition - l'acceptation d'un siège à la Chambre jurande pourrait être conditionné au renoncement à tout mandat électif national futur.
- Citoyennes et citoyens se sentiraient plus impliqués dans la vie politique, car potentiellement acteurs.
- Les personnalités politiques étant souvent élues avec beaucoup d'abstention et par défaut, certains points de leurs programmes majoritairement rejetés par la population pourront être bloqués par la chambre jurande. Dans la même logique, la chambre jurande pourra proposer des lois populaires mais seulement portées par des petits candidats. En cas de désaccord majeur, et pour éviter les blocages, la convocation d'un référendum pourrait être voté par une chambre ou l'autre, à la majorité des deux tiers.
- Les questions fondamentales, comme celles de l'écologie ou de l'économie, ne seront plus otages des partis.
- Et enfin, en ce qui concerne le sort de celles et ceux qui mettent la planète et ses habitants en danger… des lois pour prévenir et punir les actions des uns et les inactions des autres, peut-être même rétroactives, pourront être votées. Le peuple, démocratiquement et sans violence incontrôlée, pourra alors choisir entre justice et pardon.
Il faut observer que les notions de droit et de force ne sont point contradictoires, mais que la première est plutôt une modification de la seconde, modification la plus utile au plus grand nombre.Cesare Beccaria - Des délits et des peines
Notre réflexion se conclut donc ici, et le temps de sa lecture aura aussi été celui de six tragédies supplémentaires, six morts de plus depuis notre dernier décompte. Juste en France. C'est en pensant à leur sort, à celui de tous les autres et donc au notre que nous pouvons prendre conscience de l'impérieuse nécessité du refoulement collectif de nos pulsions individualistes, de cet impératif catégorique posé à nos civilisations qui, par leurs excès, sont sur le point de transformer le progrès en regrets.
Nous sommes aujourd'hui face à une responsabilité d'espèce ; toutes et tous l'une ou l'un des milliards de coresponsables de l'éco-désastre en cours, en même temps que l'une de ses potentielles victimes… car si aujourd'hui le civilisé menace le sauvage, la partie qui survivra à l'autre n'est pas nécessairement celle que l'on croit. Alors, après nous être protégés de la faim et des prédateurs par notre évolution technique, après avoir entamé la canalisation morale et judiciaire de la part sauvage de la nature humaine, il semble clair que protéger la Nature de sa part humaine soit la nouvelle condition de notre survie : la fulgurante évolution qui nous a donné la capacité de détruire l'équilibre du vivant nous commande désormais de le préserver, en appliquant l'éco-responsabilité comme corollaire du progrès. Pour y arriver, faisons confiance à la volonté de tous et enfin, pour qu'elle commande, qu'adviennent les Jurandes !
*Edit 17/04/2021 : L'assemblée nationale a crée un délit d'écocide (et non pas un crime, comme demandé par la Convention). Ne seront punies que les atteintes à l'environnement intentionnelles, graves et durables ; autrement dit, les avocats des pollueurs n'auront qu'à plaider la bonne foi pour éviter une condamnation. Pour prévenir une éventuelle condamnation, leurs clients n'auront qu'à commander des études bidons pour montrer que leur activités polluantes pouvaient avoir été considérées comme inoffensives. La loi votée par l'assemblée est donc aussi peu contraignante que facilement contournable... et les fils sont un peu trop gros pour masquer la tentative de séduction des électeurs écologistes, en vue de 2022.
**Edit 11/04/2021 : L'Assemblée nationale vient d'adopter en première lecture un texte interdisant les vols intérieurs si un autre mode de transport (train ou bus) offrait une alternative de moins de 2h30 au trajet par avion... adieu donc les trois Paris-Lyon quotidiens. Ciao les trois Paris-Bordeaux. Mais c'est à peu près tout, et cet à peu près tout ne changera pas grand chose ; les compagnies aériennes garderont la grande majorité de leurs lignes domestiques alors que des solutions ferroviaires convenables existent, et que la Convention citoyenne réclamait d'indexer les interdictions de vols sur l'existence d'une durée alternative de 4 heures maximum, beaucoup plus contraignante et donc beaucoup plus efficace pour réduire les émissions de CO2. Au final, nous avons une demi-mesure qui aura plus d'effet pour la communication gouvernementale que pour la planète.
**Edit 24/05/2023 : Il a fallut attendre deux ans de plus pour "l'interdiction des vols intérieurs qui présentent une alternative ferroviaire de moins de 2h30". Si nous mettons des guillemets, c'est parce que cette interdiction n'est rien d'autre qu'un effet d'annonce. Elle ne concerne pas les correspondances et, au final, ne concerne que trois lignes : celles allant de Nantes, Lyon et Bordeaux jusqu'à Paris Orly. On pourrait se dire que c'est déjà ça si l'on ne savait pas qu'elles étaient supprimées depuis 2020, et qu'il reste possible de rejoindre Paris en avion de ces trois villes... mais en atterrissant à Paris-CDG. L'incidence sur le trafic aérien est donc nulle et de plus, nous n'avons pas affaire ici à une loi, mais seulement à un décret applicable durant trois ans.
1 commentaire:
ce n'est pas d'une lecture facile mais c'est fort intéressant , pertinent, impertinent ça ne laisse pas de marbre des commentaires complets viendront , il y a plus près de 700 mille morts par an et il manque l'alcool et la cigarette notamment qui rapportent à l'état mais est ce vraiment le cas avec le déficit de la sécu ; nous sommes dans une république semi bananière , mais le régime est clairement devenu présidentiel malgré les pouvoirs étendus du conseil constitutionnel et le parlement n'est pas fait que de godillots mais ça godille dur pour les places de ministre, la haute élévation d'esprit va de pair avec les sinécures
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